Obligation de service précaire
grand angle
Au Portugal, plus de 18% des agents de l’Etat sont assimilés à des travailleurs indépendants. Licenciables à tout moment sans indemnités chômage ni congés payés.
Francisco Guimarães s’est juré qu’à la première occasion, il ramènera sa petite famille au Luxembourg où il a vécu sept ans. Là-bas, il menait «la vie normale et décente» d’un professeur de musique sorti du conservatoire avec les meilleures notes en guitare classique. Salaire correct, 400 euros mensuels d’indemnités pour chacun de ses deux enfants, un emploi stable et une vie culturelle intense. Il y a trois ans, le cancer de sa belle-mère l’oblige à revenir à Porto. Depuis, c’est la dégringolade.
Francisco a dû passer par une entreprise de travail temporaire (ou ETT)pour retrouver un poste de professeur, mais précaire. Vacataire au collège São-Miguel-de-Novogilde, payé à l’heure, 11 euros, une somme dont il lui faut défalquer 4 euros de sécurité sociale et d’assurance privée. Les bons mois, en cumulant son salaire et celui de sa femme, professeure d’anglais également vacataire dans le même collège, le couple plafonne à 900 euros net. Mais il y a les mois creux, Noël, Pâques, les vacances d’été, et là, les revenus plongent. Bien sûr, il donne des cours particuliers, bosse comme barman les jours fériés, est prêt à n’importe quel job.«On a 1 800 euros de frais fixes, entre l’appartement, les enfants, la nourriture et les charges. Comment voulez-vous faire ?»
La trentaine, Francisco se sait au bout de la chaîne de la précarité dans la fonction publique : le ministère de l’Education sous-traite les embauches aux municipalités qui elles-mêmes s’adressent à une ETT, en l’occurrence Edutec, spécialisée dans le recrutement de personnel enseignant.Cette ETT, il compte bien la dénoncer en justice, au nom de tous ceux qui préfèrent se taire par peur de perdre leur travail. «Cette entreprise m’a menacé de me rayer des listes si j’élevais la voix. Mais je m’en fiche. On a touché le fond. J’ai étudié pendant dix ans pour devenir un bon professeur. J’ai aussi rêvé, pourquoi le cacher, d’être fonctionnaire, avec la stabilité, la sécurité, les congés. Tous ces efforts pour en arriver là, à être payé avec des reçus verts ! La honte !»
Le reçu vert, el recibo verde : c’est le sceau qui estampille, au Portugal, une génération entière, le synonyme de la précarisation extrême du travail, la traduction directe d’une économie en chute libre après une décennie de stagnation économique, victime à présent de faiblesses structurelles aussi inquiétantes qu’en Grèce.
Concrètement, les reçus verts se présentent en coupons détachables que le travailleur présente chaque mois à son employeur. Ils sont la clé de voûte d’un systèmeaux antipodes du contrat de travail. L’employé doit travailler comme un salarié : respecter les horaires de l’entreprise, les contraintes de sa tâche, la hiérarchie. Mais, en revanche, il n’a aucun droit. Ni congés payés, ni 13e mois, ni congé maternité, pas de possibilité de se syndiquer, etc. Il devient un prestataire de service, obligé de facturer son travail à un patron qui, lui, se pose en client. Lequel est roi : il peut rompre à tout moment, sans verser d’indemnités chômage…
Créé dans les années 1980 pour les professions libérales (avocats, médecins, architectes…), le recibo verde a instillé de la précarité dans tous les secteurs. Il est aujourd’hui chose commune dans la fonction publique, dernier bastion de la stabilité de l’emploi. Sur les 5 millions d’actifs portugais, on compte 2 millions de precarios - CDD ou stagiaires longue durée. Parmi eux, 900 000 sont au régime du recibo verde, freelance malgré eux. Carmen Correia, 26 ans et cheveu de geai, professeure d’anglais à Porto, a elle aussi été recrutée par une ETT. Elle gagne en moyenne 700 euros par mois, doit payer la sécurité sociale (160 euros), le loyer (330 euros), le remboursement de son Opel Corsa (260 euros). En déficit permanent. «Heureusement, il y a mes parents qui m’aident, me donnent à manger, des vêtements. Quant aux loisirs, aux projets de vie, autant oublier !»
Il y trois ans, Cristina Andrade a fondé Ferve, fartos destes recibos verdes («Ferve, ras-le-bol de ces reçus verts»), un blog qui connaît depuis un énorme succès. L’acronyme Ferve évoque en portugais l’incandescence, la fureur. «Sur les 16 000 offres de travail de la page web du ministère, seuls 600 ont un statut permanent. Certaines annonces offrent 2,50 euros l’heure dans des call center de Portugal Télécom, contrôlé par le gouvernement !» Cristina Andrade confie : «80% de nos internautes ont la peur au ventre. Ils exigent l’anonymat et refusent que leur histoire soit rendue publique. De crainte de perdre leur job.» Elle est leur bras armé. Poursuites judiciaires, tribunes dans les médias, lettres ouvertes aux députés nationaux… L’opiniâtreté de Cristina Andrade et de son mouvement Ferve a fini par égratigner l’image sociale du gouvernement socialiste de José Sócrates. Si bien que celui-ci, craignant sans doute pour sa réputation dans l’Union européenne, a corrigé le tir depuis la mi-2008 : le recours aux reçus verts disparaît, progressivement, de l’administration. Mais il cède la place à un système de sous-traitance qui crée tout autant de précarité, sinon plus.
«J’en suis la parfaite illustration», dit João Carvalho, 33 ans, licencié en histoire. Agent de l’Etat, il a été contraint il y a près de deux ans de fournir le même travail mais en tant que chef de sa propre entreprise ! En 2005, il avait été recruté pour administrer les archives d’architecture du nord du pays au sein de l’Institut du patrimoine, à Porto. En 2006, il conserve son poste mais se voit contraint de passer aux recibos verdes. Mi-2008, les dix architectes de son département sont mis à la porte. Pas lui. «Ma fonction est indispensable. C’est d’ailleurs pourquoi je peux ouvrir ma gueule publiquement.»
Le gouvernement a alors décidé de faire le ménage dans les recibos verdes honnis : João Carvalho est obligé, pour garder son emploi, de monter sa propre entreprise - dont il est l’unique chef et employé. Il choisit un nom au hasard dans le registre, ce sera Data Vintage. Pour constituer le capital social, 5 000 euros minimum, il reçoit l’aide de sa mère et d’un ami médecin. Se met à l’ingénierie comptable. Et découvre les joies de la PME. Parfois, son salaire ne tombe pas durant trois mois, l’angoisse monte. «Je facture 1 700 euros brut. Mais en réalité, dans ce système, je n’ai pas le droit de demander plus que le salaire minimum,460 euros, limite que je ne respecte pas, par nécessité. Si j’ai un contrôle fiscal, ça va faire mal !»
Histoire d’assurer ses arrières, João Carvalho envisage avec des amis d’ouvrir un restaurant végétarien dans le vieux Porto. «Jamais je n’aurais imaginé ça. Mais quitte à monter une boîte, autant le faire pour de bon !»
Photos PIERRE-YVES MARZIN
Francisco a dû passer par une entreprise de travail temporaire (ou ETT)pour retrouver un poste de professeur, mais précaire. Vacataire au collège São-Miguel-de-Novogilde, payé à l’heure, 11 euros, une somme dont il lui faut défalquer 4 euros de sécurité sociale et d’assurance privée. Les bons mois, en cumulant son salaire et celui de sa femme, professeure d’anglais également vacataire dans le même collège, le couple plafonne à 900 euros net. Mais il y a les mois creux, Noël, Pâques, les vacances d’été, et là, les revenus plongent. Bien sûr, il donne des cours particuliers, bosse comme barman les jours fériés, est prêt à n’importe quel job.«On a 1 800 euros de frais fixes, entre l’appartement, les enfants, la nourriture et les charges. Comment voulez-vous faire ?»
La trentaine, Francisco se sait au bout de la chaîne de la précarité dans la fonction publique : le ministère de l’Education sous-traite les embauches aux municipalités qui elles-mêmes s’adressent à une ETT, en l’occurrence Edutec, spécialisée dans le recrutement de personnel enseignant.Cette ETT, il compte bien la dénoncer en justice, au nom de tous ceux qui préfèrent se taire par peur de perdre leur travail. «Cette entreprise m’a menacé de me rayer des listes si j’élevais la voix. Mais je m’en fiche. On a touché le fond. J’ai étudié pendant dix ans pour devenir un bon professeur. J’ai aussi rêvé, pourquoi le cacher, d’être fonctionnaire, avec la stabilité, la sécurité, les congés. Tous ces efforts pour en arriver là, à être payé avec des reçus verts ! La honte !»
Le reçu vert, el recibo verde : c’est le sceau qui estampille, au Portugal, une génération entière, le synonyme de la précarisation extrême du travail, la traduction directe d’une économie en chute libre après une décennie de stagnation économique, victime à présent de faiblesses structurelles aussi inquiétantes qu’en Grèce.
Concrètement, les reçus verts se présentent en coupons détachables que le travailleur présente chaque mois à son employeur. Ils sont la clé de voûte d’un systèmeaux antipodes du contrat de travail. L’employé doit travailler comme un salarié : respecter les horaires de l’entreprise, les contraintes de sa tâche, la hiérarchie. Mais, en revanche, il n’a aucun droit. Ni congés payés, ni 13e mois, ni congé maternité, pas de possibilité de se syndiquer, etc. Il devient un prestataire de service, obligé de facturer son travail à un patron qui, lui, se pose en client. Lequel est roi : il peut rompre à tout moment, sans verser d’indemnités chômage…
Créé dans les années 1980 pour les professions libérales (avocats, médecins, architectes…), le recibo verde a instillé de la précarité dans tous les secteurs. Il est aujourd’hui chose commune dans la fonction publique, dernier bastion de la stabilité de l’emploi. Sur les 5 millions d’actifs portugais, on compte 2 millions de precarios - CDD ou stagiaires longue durée. Parmi eux, 900 000 sont au régime du recibo verde, freelance malgré eux. Carmen Correia, 26 ans et cheveu de geai, professeure d’anglais à Porto, a elle aussi été recrutée par une ETT. Elle gagne en moyenne 700 euros par mois, doit payer la sécurité sociale (160 euros), le loyer (330 euros), le remboursement de son Opel Corsa (260 euros). En déficit permanent. «Heureusement, il y a mes parents qui m’aident, me donnent à manger, des vêtements. Quant aux loisirs, aux projets de vie, autant oublier !»
«Un pilier social qui s’effondre»
Carmen Correia et Francisco Guimarães font partie de la catégorie en plein essor des fonctionnaires ultraprécaires. Ils seraient environ 140 000, soit 18,4% des agents de l’Etat, à être payés en échange de recibos verdes. Et au bord de la révolte. Depuis 2009, les ultraprécaires s’invitent dans les marches du 1er Mai, derrière des syndicats qui ne les voient pas toujours d’un bon œil. Des jeunes recibos verdes ont fait des happenings sur des plateaux de télé, dans des centres commerciaux, leur grogne inonde la blogosphère. Tiago Gillot, ingénieur agronome, anime Précaires inflexibles, un mouvement qui défend, via Internet, ces travailleurs silencieux : «Le Portugal est le laboratoire social de la précarité à grande échelle, rongeant peu à peu la fonction publique. C’est un pilier social qui s’effondre, celui de l’emploi stable et garanti par l’Etat. Savez-vous que cette folie touche même l’inspection du travail ? Soixante-dix juristes de cet organisme de contrôle sont payés avec des reçus verts ! Surréaliste, non ?»Sans salaire durant trois mois
Utiliser les reçus verts pour rémunérer des gens qui font un travail d’agent de l’Etat,«c’est illégal, et le gouvernement le sait. Mon propre chef, au ministère du Travail, l’admet», dit Cristina Andrade. Cette femme de 33 ans, installée à Porto, est certainement la militante la plus influente du pays. Psychologue, elle travaillait à l’IEFP (équivalent de l’ANPE) depuis 2004 en étant payée avec des recibos verdes. Elle et ses collègues ont obtenu l’an passé un CDD, accordé à titre exceptionnel, et à force de battage médiatique sur Internet.Il y trois ans, Cristina Andrade a fondé Ferve, fartos destes recibos verdes («Ferve, ras-le-bol de ces reçus verts»), un blog qui connaît depuis un énorme succès. L’acronyme Ferve évoque en portugais l’incandescence, la fureur. «Sur les 16 000 offres de travail de la page web du ministère, seuls 600 ont un statut permanent. Certaines annonces offrent 2,50 euros l’heure dans des call center de Portugal Télécom, contrôlé par le gouvernement !» Cristina Andrade confie : «80% de nos internautes ont la peur au ventre. Ils exigent l’anonymat et refusent que leur histoire soit rendue publique. De crainte de perdre leur job.» Elle est leur bras armé. Poursuites judiciaires, tribunes dans les médias, lettres ouvertes aux députés nationaux… L’opiniâtreté de Cristina Andrade et de son mouvement Ferve a fini par égratigner l’image sociale du gouvernement socialiste de José Sócrates. Si bien que celui-ci, craignant sans doute pour sa réputation dans l’Union européenne, a corrigé le tir depuis la mi-2008 : le recours aux reçus verts disparaît, progressivement, de l’administration. Mais il cède la place à un système de sous-traitance qui crée tout autant de précarité, sinon plus.
«J’en suis la parfaite illustration», dit João Carvalho, 33 ans, licencié en histoire. Agent de l’Etat, il a été contraint il y a près de deux ans de fournir le même travail mais en tant que chef de sa propre entreprise ! En 2005, il avait été recruté pour administrer les archives d’architecture du nord du pays au sein de l’Institut du patrimoine, à Porto. En 2006, il conserve son poste mais se voit contraint de passer aux recibos verdes. Mi-2008, les dix architectes de son département sont mis à la porte. Pas lui. «Ma fonction est indispensable. C’est d’ailleurs pourquoi je peux ouvrir ma gueule publiquement.»
Le gouvernement a alors décidé de faire le ménage dans les recibos verdes honnis : João Carvalho est obligé, pour garder son emploi, de monter sa propre entreprise - dont il est l’unique chef et employé. Il choisit un nom au hasard dans le registre, ce sera Data Vintage. Pour constituer le capital social, 5 000 euros minimum, il reçoit l’aide de sa mère et d’un ami médecin. Se met à l’ingénierie comptable. Et découvre les joies de la PME. Parfois, son salaire ne tombe pas durant trois mois, l’angoisse monte. «Je facture 1 700 euros brut. Mais en réalité, dans ce système, je n’ai pas le droit de demander plus que le salaire minimum,460 euros, limite que je ne respecte pas, par nécessité. Si j’ai un contrôle fiscal, ça va faire mal !»
«Il y a de quoi devenir fou»
Deux ans ont passé. João Carvalho, séparé, père d’un garçon qui vit chez sa mère, est à bout de nerfs : «Evidemment, tout cela est une immense farce. Je fais le travail d’un fonctionnaire, je vis dans une précarité totale, mais j’ai le statut d’un architecte qui, chaque mois, facture un projet. Dans les statistiques nationales, je grossis la liste des chefs d’entreprise dynamiques. Je gagne toujours aussi peu, mais je rapporte davantage à l’Etat. Il y a de quoi devenir fou. Souvent, quand j’attends indéfiniment la paie, j’ai envie d’emporter l’ordinateur central de l’institut et de le saboter. Avec cette merde de paperasse et d’impôts à payer, j’en suis à regretter les reçus verts !»Histoire d’assurer ses arrières, João Carvalho envisage avec des amis d’ouvrir un restaurant végétarien dans le vieux Porto. «Jamais je n’aurais imaginé ça. Mais quitte à monter une boîte, autant le faire pour de bon !»
Photos PIERRE-YVES MARZIN